Peux-tu nous parler de ton parcours et de ton choix de venir travailler à l’Îlot ?
Je suis arrivée à l’Îlot en 2011, mais mon parcours vers le social a commencé bien avant.
Après mes études des amies m’ont proposé un été de travailler en centre de vacances adapté avec des adultes en situation de handicap. J’y suis allée deux mois… et ça a été une révélation. J’ai découvert un autre rapport à la vie, une simplicité et une authenticité incroyables, je me suis sentie à ma place. À mon retour, je me suis dit : « Comment je peux faire ça toute ma vie ? » C’est comme ça que j’ai découvert le métier d’éducatrice spécialisée.
J’ai passé le concours, l’un de mes stages m’a amenée à postuler à l’Îlot et j’ai été embauchée à la Passerelle en juin 2011, en CDD de renfort d’été. Ce fut un coup de cœur immédiat — pour l’équipe, pour le public en errance, pour tout. Je découvrais un monde que je connaissais peu : la rue, la précarité, les réalités humaines qui s’y cachent. L’expérience m’a profondément marquée.
Mon contrat a été prolongé pour le renfort hivernal, puis j’ai eu d’autres missions à Chemin Vert avant de revenir à la Passerelle en CDI en juin 2012. Depuis, j’y ai vécu une expérience professionnelle et humaine incroyable. J’ai appris le travail d’équipe, la richesse du partenariat, et surtout la force de la relation avec les personnes accompagnées.
Ce qui me porte, c’est l’idée que même si on ne sauve pas le monde, on peut apporter un mieux-être au quotidien : par l’écoute, l’évaluation, l’accompagnement, la présence.
Tu as travaillé longtemps au CHU la Passerelle auquel s’ajoute depuis quelques mois le CHRS Thuillier, est-ce qu’il y a une différence entre les publics de ces établissements et de quelle façon tu conçois leur accompagnement ?
Il n’y a pas de différence fondamentale, ils ont tous un point commun : l’absence de logement, et notre travail consiste à individualiser l’accompagnement, à s’adapter à chaque parcours, chacun a son histoire, sa dignité, sa place.
La différence, c’est le cadre :
• à la Passerelle, on est dans l’urgence ;
• à Thuillier, on est dans l’insertion, une étape plus stable, avec des logements et un accompagnement plus « contenant ».
C’est la même continuité de parcours, simplement à des niveaux différents. Dire le contraire, ce serait participer à la stigmatisation du public de la Passerelle.
Je crois profondément en l’être humain. Même avec des difficultés lourdes, de l’alcool, des blessures, chacun garde une capacité à évoluer, à faire quelque chose de sa vie.
Il faut y croire — pour eux, et avec eux. La confiance en soi, ça se travaille.
Quand tu regardes quelqu’un avec pitié, il ne peut pas avancer. Moi, je regarde les gens avec respect. Je ne distribue pas de la compassion, je partage un moment.
Quand je servais les repas à la Passerelle, je ne me disais pas : « Je donne à manger à des gens. » Je me disais : « Je partage un moment de vie. » C’est ça, la différence.
C’est pour ça que certains salariés restent des années à la Passerelle. Parce qu’on vit des histoires vraies, fortes, parfois dures, mais pleines de sens.
As-tu déjà douté du sens de ton travail ?
Je n’ai jamais douté du sens de mon travail mais j’ai eu envie d’aller plus loin. Je suis retournée à l’université pour faire un Master 2 en intervention et développement social, avec un diplôme d’État d’ingénierie sociale. Je voulais analyser mon terrain, comprendre pourquoi certaines personnes parviennent à sortir de la rue et d’autres non.
J’ai étudié les trajectoires sociales de nombreuses personnes accueillies, et j’ai observé que, parfois, sans le vouloir, les professionnels peuvent renforcer la précarité des gens. Pas par méchanceté, mais simplement par la manière dont on écrit sur eux. Parce que les mots ont un pouvoir : ils peuvent enfermer ou ouvrir.
Quand, dans un rapport, on décrit une personne uniquement par ses problèmes, on fige son image, on la coince dans une étiquette. Et ça, il faut qu’on en prenne conscience.
Mon objectif aujourd’hui, c’est de changer la manière dont on lit et dont on écrit les situations. Pas pour être dans le déni, mais pour mettre en avant leurs forces, leur potentiel, pas seulement leurs manques. C’est aussi ce que j’essaie de transmettre aujourd’hui, dans mon travail à la Passerelle et ailleurs.
Il faut aussi se méfier d’une attitude fréquente dans le social : penser à la place des personnes. On entend parfois : « Il n’est pas prêt pour travailler. » Mais qui sommes-nous pour en juger ? Je préfère laisser les gens essayer, même s’ils échouent. L’erreur fait partie du parcours. C’est à eux de dire quand ils sont prêts — pas à nous.
Depuis octobre, on a déployé à la Passerelle un projet « Vers l’emploi » avec le FSE+ (Fonds social européen). Et la mobilisation des personnes est incroyable.
Certains viennent faire un CV alors qu’ils n’ont pas dormi, qu’ils ne sont pas douchés, mais ils sont là. Et quand ils te disent : « J’ai fait mon CV, j’ai un rendez-vous ! »
tu vois dans leurs yeux la fierté de se remettre en mouvement. Ces petites étapes-là, c’est déjà de l’insertion. C’est du travail sur soi, sur la confiance. Et ça, ça compte énormément.
Selon toi quelle est la force de l’accompagnement de l’Îlot ?
Accompagner des personnes en grande précarité, en errance, ou sortant de prison, c’est un peu comme un sacerdoce. Il faut être fort face aux histoires de vie qu’on entend.
Certaines te marquent profondément. Mais ce que je trouve admirable à l’Îlot, c’est cette capacité à rester professionnel, même quand c’est dur. On garde la distance nécessaire, on se protège grâce à l’analyse de la pratique et aux temps d’échanges d’équipe. C’est essentiel : sans une bonne équipe, on peut vraiment se blesser émotionnellement. Il faut pouvoir dire : « Ce qu’il m’a dit, ça m’a un peu bousculée. Qu’en penses-tu ? »
Et dans nos équipes, on a toujours pu parler librement, rire, souffler. J’ai toujours eu la chance d’évoluer dans une équipe bienveillante, où la direction et les collègues laissent la place à l’initiative, à la discussion, au droit à l’essai. On partage, on échange nos points de vue, même quand on n’est pas d’accord. C’est cette dynamique collective qui permet d’avancer et de tenir dans la durée.
Pour moi, il est essentiel de mettre en visibilité les parcours des personnes avec lesquelles on travaille, pour faire remonter la lourdeur de certaines prises en charge. Il faut expliquer pourquoi c’était lourd, ce que cela a demandé aux équipes, comment on s’y est pris. Car contrairement à d’autres structures, où les personnes doivent souvent répondre à des critères précis - « cocher les bonnes cases » - pour être admises à l’Îlot, on essaie de faire « tomber ces cases », la plupart du temps on donne l'opportunité à la personne de se réinsérer. On reste souple, à l’écoute, et surtout, on croit en la capacité des personnes. Quand j’entends des récits de vie très douloureux, je sais que je ne peux pas répondre à tous les besoins, mais je peux me recentrer sur l’essentiel : les besoins primaires, le premier accueil, la sécurité. Et à partir de là, les choses avancent, étape par étape. C’est ce qui fait notre différence. C’est là que réside la force de l’Îlot : montrer la spécificité de notre accueil et les moyens limités avec lesquels nous travaillons.
Que ce soit pour les personnes en errance ou pour celles issues du milieu judiciaire, l’Îlot représente une possibilité de mieux-être. Sur le territoire amiénois, notre action a une place essentielle dans le rétablissement des personnes. Nous avons une spécificité dans l’accueil et dans l’accompagnement, mais aussi une force d’action dans la manière dont les professionnels s’impliquent.
C’est l’empreinte l’Îlot, dès mes débuts à la Passerelle, je l’ai sentie.
C’est un lieu où les équipes sont profondément engagées, où on regarde les gens dignement, même dans leurs difficultés. Et ça, c’est fort.
La société pourrait-elle faire l’économie de cet accompagnement de publics précaires, dont le public justice ?
On ne peut pas faire l’économie de cet accompagnement. Au contraire, il faut le soutenir et le renforcer. S’il n’y avait pas d’associations comme l’Îlot, la société irait mal. Il y aurait une dégradation humaine, au sens propre.
Les personnes qu’on accompagne sont souvent abîmées, et elles ont besoin de se réparer, de se restaurer petit à petit. Et c’est ce que permet L’Îlot : un chemin vers la restauration de soi.
Je veux dire un grand merci aux donateurs. Grâce à eux, on peut continuer ce travail, accompagner, croire en ces parcours. On croit tellement en la capacité des personnes à rebondir qu’on s’autorise à les lancer dans des parcours impensables.
L’Îlot, c’est ça : l’audace de croire en l’humain, même cabossé.
Et c’est ce qui permet à notre société d’être une société de mieux-être, où chacun peut trouver sa place selon son potentiel.


