Ablaye, peux-tu nous dire comment ta carrière au sein de notre association a commencé ?
Étudiant à l’époque, je cherchais un emploi qui me permettrait de poursuivre sereinement mon doctorat. C’est ainsi que je suis entré à l’Îlot, en tant que veilleur de nuit dans un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS), un poste idéal pour continuer à écrire et avancer dans ma thèse de linguistique. Quand tout le monde dormait, je me mettais à taper sur mon clavier, plongé dans mes recherches.
Peu à peu, certains résidents ont commencé à venir me parler. Ils se confiaient sur leurs difficultés, et je les aidais à reformuler leurs demandes pour les transmettre aux éducateurs. Ces échanges m’ont profondément marqué. J’y ai découvert la richesse humaine de ces rencontres et j’ai eu envie d’aller plus loin dans l’accompagnement, de mieux comprendre le rôle de l’éducateur, notamment dans les processus de réinsertion sociale et professionnelle.
Ce qui m’a touché chez ce public, c’est qu’il s’agit souvent de personnes oubliées par la société. Beaucoup souffrent d’un manque éducatif et ont simplement besoin d’écoute. C’est un véritable défi, mais aussi une mission qui me tient à cœur : les écouter, les comprendre, les soutenir.
Lorsque le directeur du CHRS partait en vacances, il me confiait la direction du centre. Cette expérience m’a permis de développer mes compétences et d’être reconnu pour mon engagement. Fort de ce parcours, j’ai entrepris une VAE (Validation des Acquis de l’Expérience) afin d’obtenir le diplôme d’éducateur spécialisé, que j’ai réussi avec succès.
Quelles qualités et compétences sont essentielles pour ce métier ?
L’écoute est primordiale, mais il faut aussi de la bienveillance, du respect et de la rigueur. Il faut être cohérent : si l’on promet quelque chose, il faut le tenir. Ces personnes ont souvent une forte notion d’injustice et détectent rapidement l’incohérence. La patience est également essentielle : il faut les laisser parler, sans les interrompre, et comprendre que leur violence n’est souvent pas dirigée contre nous mais contre eux-mêmes.
Il faut aussi savoir gérer le manque d’éducation et de repères. Beaucoup viennent de familles difficiles et n’ont pas eu l’accompagnement nécessaire dans leur enfance. Mon rôle est de leur offrir écoute, guidance et repères pour les aider à se reconstruire. Pour moi, mon travail est une vocation : amener une personne vers le haut, même petit à petit, est une réussite. Voir qu’une personne, qui a été perdue toute sa vie, peut progresser grâce à mon soutien, est une réussite.
Est-ce qu’un parcours t’a particulièrement marqué ?
Plusieurs parcours m’ont marqué au fil de ma carrière, mais l’un d’eux me revient toujours en mémoire, à la fois émouvant et légèrement cocasse.
Il s’agissait d’un homme accueilli au CHRS après plusieurs mois d’incarcération. Il luttait contre une forte dépendance à l’alcool. Avec l’équipe, nous l’avons accompagné vers une cure de désintoxication qu’il a suivie avec succès.
Au fil des semaines, un lien particulier s’est tissé entre nous. Nous échangions souvent sur la littérature, le cinéma, la philosophie… Il possédait une culture impressionnante. Et puis, détail qui n’en est pas un : il aimait s’habiller avec élégance. Toujours soigné, toujours tiré à quatre épingles.
Je l’accompagnais dans le cadre de son suivi, et j’avais fini par lui trouver un emploi à la déchèterie. Un matin, il est venu me voir en larmes. Il ne voulait plus y travailler. Ce lieu, m’expliqua-t-il, réveillait une blessure ancienne : des paroles dures et humiliantes de son père.
J’ai compris sa détresse. Peu de temps après, je lui ai trouvé un poste dans un magasin de commerce équitable — un environnement plus en accord avec ses valeurs. Il y travaillait à mi-temps, à partir de 10 heures.
Chaque matin, nous nous croisions : moi, arrivant au centre, lui, sur le départ. Un jour, il m’a offert un croissant pour me remercier. J’ai voulu décliner, en lui rappelant que sa réussite lui appartenait, qu’il en était le principal acteur. Mais dès le lendemain, il m’en a apporté un autre. Puis un troisième, le jour suivant.
Intrigué, je lui ai demandé un matin : « Mais pourquoi ce croissant, chaque jour ? »,
et lui de m’expliquer que c’était pour lui l’occasion d’aller au quotidien à la boulangerie car il était tombé amoureux de la boulangère. Il n’osait pas lui avouer ses sentiments, je l’ai invité à le faire. Plusieurs années plus tard il m’a fait savoir – fier et heureux - qu’il était devenu papa d’un petit garçon conçu avec sa femme, la boulangère…
Comment s’organise ton travail au CHRS ?
Chaque matin, nous consultons le cahier de liaison pour savoir ce qui s’est passé la nuit : incidents, problèmes de santé des résidents, événements importants, etc... Ensuite, nous organisons la journée en fonction des urgences/besoins.
La matinée est souvent consacrée à la gestion quotidienne : vérifier la présence des résidents, suivre les placements extérieurs, les personnes sous bracelet, s’assurer que tout le nécessaire est disponible pour que l’ambiance reste sereine.
Depuis que je suis devenu coordinateur social je supervise aussi l’équipe éducative, en m’assurant qu’il n’y ait pas de difficultés entre les collègues et les résidents. Mon rôle est de soutenir l’équipe, de leur donner des outils et de leur permettre de mieux accompagner les personnes, tout en restant proche des résidents moi-même.
Le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) Chemin Vert va rouvrir après plusieurs années de travaux de rénovation. Qu’est-ce qui a été modifié ?
Ce sont des travaux de grande ampleur qui ont été faits. Le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale est constitué de deux bâtiments contigus. C’est le bâtiment A, par lequel les rénovations ont commencé. Un étage supplémentaire a été créé, ce qui a représenté un défi de faisabilité pour les architectes. Un ascenseur a été ajouté, les chambres agrandies, etc. Avant, on ne pouvait pas accueillir de PMR (Personnes à mobilité réduite), car le bâtiment n’était pas conçu pour. Maintenant c’est possible, grâce à cet ascenseur et aux chambres adaptées. Il y en a une à chaque étage, donc six au total. Quand le bâtiment B sera à son tour rénové, on aura douze places accessibles.
C’est une rénovation complète qui a été accomplie !
Avant, les chambres étaient petites, sans coin cuisine, avec des sanitaires partagés. Ce qui était sources de conflits. Maintenant, chaque logement fait environ douze mètres carrés. Tous sont équipés de mobilier neufs et fonctionnels (lits, bureau, placards), avec kitchenette et salle d’eau privative. C’est beaucoup plus confortable et ça favorise l’autonomie des résidents. Grande nouveauté aussi : serrure, judas et sonnette aux portes de chaque studio. Les résidents ont donc leur propre clef et peuvent vérifier qui sonne à leur porte. Ils retrouvent leur intimité, le plaisir d’être « chez eux » dans un droit propre, neuf confortable qui ne peut que les inciter à aller mieux, à retrouver leur dignité et l’élan pour se réinsérer.
Nous avons aussi une créé une laverie dans le sous-sol, très utile aussi pour les résidents.
L’équipe a également gagné en confort avec des bureaux pour les entretiens individuels et une salle d’équipe qui permet réunions et ateliers. Des baies vitrées partiellement opacifiées placées au niveau du sas du bâtiment et des couloirs du rez-de-chaussée laissent voir qui entre ou sort. Des caméras de sécurité placées à tous les étages permettent aussi de contrôler ce qui s’y passe. Tout a été pensé pour que le suivi des résidents et la sécurité de tous soit optimum.
On attend encore la validation finale pour pouvoir réintégrer les résidents. Ils sont impatients, évidemment. On a déjà préparé le plan de réinstallation, prévu les chambres, organisé les déménagements…
Pendant ces travaux pendant plusieurs années, est-ce que tous les résidents ont pu rester sur place ?
Le site ne pouvait pas accueillir tout le monde pendant les travaux. En tout, on a environ soixante résidents répartis sur les deux bâtiments. On a pu en garder une trentaine ici à Chemin Vert dans le bâtiment B qui sera rénové dans un second temps. On a donc dû trouver d’autres solutions d’hébergement pour les résidents du bâtiment A. Les autres ont été répartis sur deux autres lieux : le CHRS de l’Îlot à Vincennes, une structure collective qui offre treize places, et à Aubervilliers, sous forme de logements diffus pouvant accueillir jusqu’à 18 personnes, avec deux ou trois personnes par logement.
Les logements diffus sont des appartements indépendants, sans personnel permanent. Pour ces derniers, une sélection très rigoureuse a donc été mise en place, afin de s’assurer que les colocations se passent bien.
Quels sont les critères de cette sélection pour le logement diffus ?
Les équipes choisissent les personnes capables de vivre ensemble, en tenant compte de leur comportement, de leur autonomie et de leur stabilité. On choisit des personnes autonomes, en bonne santé, capables de cuisiner, de gérer leur chambre, d’entretenir leur logement. Ce sont souvent des résidents qui ont un emploi. Ils sont indépendants et n’ont besoin que d’un espace pour dormir et se préparer à manger.
On fait aussi attention à la vie en colocation : certaines personnes sont autonomes mais ne supportent pas de vivre avec quelqu’un. On essaie donc d’adapter au mieux selon leur profil. Cela reste parfois compliqué, car il peut y avoir des tensions ou des conflits entre résidents, ce qui nécessite de les réorienter ou de modifier les répartitions. Les professionnels effectuent des visites régulières, généralement chaque semaine, pour s’assurer du bon déroulement des séjours. En plus des visites hebdomadaires l’équipe de Chemin Vert appelle aussi régulièrement
Est-ce que les personnes sélectionnées pour aller en logements diffus doivent d’abord passer par le CHRS ?
Oui, elles doivent obligatoirement commencer par un hébergement à Chemin Vert, afin que l’équipe évalue comment elles se comportent, si elles respectent les règles, si elles s’intègrent bien. Ensuite, si tout va bien, elles peuvent partir en diffus. Et à l’inverse, si une personne en diffus ne s’en sort pas, on la ramène ici.
Après trente-cinq ans de carrière à l’Îlot, quel message souhaiterais-tu faire passer ?
À travers mon expérience, j’ai vu l’importance de l’Îlot : aider les personnes à se réinsérer, à trouver un sens à leur vie, à se valoriser. Je ne pense pas que la société puisse se passer de ce type d’accompagnement. Les résultats sont là : des personnes qui ont tout perdu, qui ont été marginalisées, peuvent via l’Îlot retrouver leur dignité et se réinsérer.
Car l’accompagnement ne se limite pas à répondre à des besoins matériels : il s’agit de reconstruire la confiance, de redonner des repères et de permettre aux personnes de devenir autonomes. Il serait même bien qui il y ait davantage de structures de ce type, car l’impact social est réel et durable.
Dans cette mission le soutien des donateurs est essentiel. Grâce à eux, nous pouvons offrir un accompagnement concret et humain, qui transforme réellement la vie des résidents. Chaque aide permet de redonner de l’espoir, de la dignité et la possibilité de réussir là où la société seule ne pourrait pas agir.


